« Casa Decor est le fruit de l’exceptionnel professionnalisme des personnes qui y travaillent », nous explique Izaskun Chinchilla. Nous avons discuté avec elle du projet qu’elle a réalisé pour l’auditorium de Casa Decor 2017 et de l’architecture en Espagne.

Izaskun chinchilla est une architecte atypique. À tout juste 40 ans, elle dirige son propre studio depuis la fin de ses études. Elle a misé sur ses idées et encourage désormais ses étudiants à en faire autant dans les différentes universités espagnoles et internationales où elle enseigne. On pourrait l’écouter parler pendant des heures en se laissant contaminer par sa passion pour l’architecture…et pour l’être humain.

Izaskun Chinchilla pour Casa Decor

• L’auditorium est peut-être l’un des espaces les plus colorés et joyeux de Casa Decor. Peut-on interpréter toute cette couleur comme une signature de votre studio ?

Notre politique concernant la couleur fait partie de notre identité, pas pour le style, mais parce que de par notre expérience, nous pensons que c’est ce qu’il y a de mieux. Nous avons beaucoup réfléchi aux aspects et, de même que nous avons une préférence pour les matériaux naturels, nous tentons de fixer la couleur comme elle apparaît dans le paysage. Nous employons des couleurs peu saturées et une palette variée. Pour Casa Decor, nous avons utilisé des couleurs douces mais avec beaucoup de nuances, comme sur les grandes photographies de paysage.

Nous travaillons la couleur de différentes façons, avec des couleurs intermédiaires, en jouant avec l’ombre et la lumière, sans grandes surfaces de couleur unie, un peu comme lorsque vous êtes dans la forêt et que les rayons du soleil percent par endroit entre les feuilles et viennent tacher le sol de points de lumière et de couleur. Selon la psychologie de la perception, cela crée une sensation de calme et de bien-être dans les espaces naturels. Après plus de 10 ans d’expérience, nous continuons d’apprendre à chaque projet, surtout grâce à ce que nous racontent les gens sur l’influence bénéfique de la couleur sur leur vie, comment elle les aide à être plus concentrés au travail ou à se sentir détendus chez eux.

Izaskun Chinchilla a conçu un auditorium joyeux et plein de couleurs pour Casa Decor

• D’où vous est venue l’idée de vous inspirer des tableaux de Fortuny ?

Nous essayons toujours de contextualiser au maximum nos projets. Au-dessus de l’espace, l’idée était de rendre hommage au « barrio de los Jerónimos » (quartier du cœur de Madrid), nous sommes donc allés au musée du Prado pour voir les tableaux de l’époque à laquelle a été construit le bâtiment qui accueille Casa Decor. Nous nous sommes beaucoup inspirés de Fortuny et de sa série de tableaux illustrant la Alhambra en ruines, envahie par la végétation, d’une beauté incroyable et d’un pouvoir d’enchantement très romantique. Nos villes européennes regorgent de bâtiments à réhabiliter, mais si au lieu de toujours faire du neuf nous pouvions transmettre cette beauté, cela irait également dans le sens d’une démarche d’écologie et de durabilité qui sont des valeurs très contemporaines.

Nous occupons l’ancienne maison du concierge et nous avons parfois le sentiment que pour créer un espace si humble, il a fallu beaucoup d’argent, beaucoup de matériaux nobles. Nous voulions ramener, presque de façon littérale, certains éléments des tableaux : les écailles de peinture qui laissent entrevoir le plâtre et la brique, l’utilisation d’espèces végétales… Cette philosophie de la ruine empreinte de touches d’austérité dégage, selon nous, plus de beauté et de romantisme que des voitures de luxe. Dans notre travail, nous gardons toujours à l’esprit qu’il y a plus de portefeuilles modestes que de milliardaires et que tout le monde a droit à la beauté.

• Vous diriez que ce parti pris sur l’austérité a plutôt facilité ou compliqué le montage ?

Ce que vous pouvez voir à Casa Décor est le fruit de l’immense professionnalisme de ceux qui y travaillent, dans tous les domaines. Rien de tout cela ne serait possible sans les professionnels qui connaissent leurs produits sur le bout des doigts, qui sont là pour vous expliquer, vous informer sur ce que vous achetez, sans cette impressionnante organisation, ni sans la présence des meilleurs architectes d’intérieur d’Espagne.

Notre projet n’est ni plus simple, ni plus compliqué. Les espaces qui comprennent des matériaux de luxe et un coût d’exécution élevé sont plus délicats à mettre en place, et créer un site qui soit à la fois beau, agréable, techniquement correct, bien conçu et bon marché est également difficile. Nous travaillons simplement avec une palette de matériaux différente. Dans le cadre d’une approche écologique, entre autres, nous essayons de travailler avec une certaine austérité de moyens. Cependant, notre studio est beaucoup plus axé sur la décoration et l’utilisation des textures que certains studios dont l’image est plus austère mais qui emploient des matériaux plus nobles. Notre objectif est de présenter une image plus fantaisiste avec des ressources peu onéreuses et un faible impact écologique (nous utilisons beaucoup de produits recyclés).

• Avec quels autres espaces de Casa Décor vous sentez-vous en harmonie ?

Beaucoup d’espaces nous plaisent et présentent des éléments concrets auxquels nous nous identifions, bien que personne ne réalise, comme nous, une telle association d’éléments. Par exemple, nous avons aimé les travaux de peinture dans les escaliers pour la simplicité des moyens et l’effet visuel et imaginatif obtenu. Le gigantesque parasol au plafond rejoint de près ce que nous faisons, en lien avec la tradition méditerranéenne et l’espace public. L’espace de Guillermo García-Hoz dégage une histoire, un vécu, et cette apologie de la couleur qui nous tient tant à cœur. Nous apprécions également cette volonté de créer un genre de paysage fait d’espaces végétaux, comme des serres ornées d’entrelacs de bois et de papiers peints fleuris. Certains espaces nous ramènent à l’enfance avec une touche ludique toujours très agréable. Une grande partie de notre travail repose sur les tendances échangées entre créateurs, car il s’agit de réponses logiques apportées à des situations qui se répètent.

L’importance des matériaux

• Le tissu et le bois sont très présents dans votre espace. En tant qu’architecte, quelle importance accordez-vous aux matériaux ?

Les matériaux constituent la première approche perceptive de l’utilisateur d’un espace et, sur le plan technique, ils déterminent les conditions structurelles, acoustiques, les finitions, l’isolation, ou l’éclairage nécessaires à un espace. Pour nous, le tissu et le bois ont une plus grande importance que pour d’autres architectes, ils forment un élément distinct de par la biophilie. Nous autres, êtres humains, avons naturellement tendance à nous sentir bien lorsque nous sommes entourés de matériaux tels que le bois, car il provient d’un être vivant.

Pour certains, les projets faits de métal et de verre paraissent froids, mais je ne connais personne qui n’aime pas le bois. De façon instinctive, nous ressentons du plaisir et une certaine tranquillité lorsqu’il y en a près de nous. Le tissu est également synonyme de qualité, de protection. Ce sont deux matériaux ayant une histoire anthropologique et culturelle immense, utilisés pratiquement à toutes les époques de l’histoire, par tous les peuples. Leurs caractéristiques techniques sont par ailleurs très intéressantes, qu’il s’agisse de la mécanique, de l’absorption acoustique, de l’isolation thermique, etc.

• Au cours de la conception, vous avez choisi de porter un grand intérêt à l’aspect acoustique. Cela est-il en rapport avec le fait que ce soit un auditorium ?

L’acoustique n’est pas qu’une question d’auditorium. Selon une étude, 85 % des restaurants et 80 % des postes de travail en Espagne ne remplissent pas les conditions acoustiques minimales. Dans les espaces où l’on trouve plusieurs sources sonores, par exemple lorsqu’il y a plusieurs groupes de personnes discutant au même moment et qu’un peu d’intimité est nécessaire, il faut réaliser un traitement et une étude acoustiques. Nous prenons en compte cet aspect lorsque nous concevons des établissements scolaires, des bureaux, des salles de réunion ou des restaurants.

Dans un auditorium, le traitement acoustique est plus complexe et l’objectif est double. Tout d’abord, il faut absorber toutes les ondes acoustiques qui n’ont rien à voir avec la source originale d’émission du son. Le bruit rebondit et s’amplifie au contact du verre, de l’acier ou de la pierre. Ensuite, il faut créer une sensation d’intimité acoustique. De nos jours, les espaces ouverts sont monnaie courante et l’intimité acoustique est un réel défi : les gens doivent pouvoir tenir une conversation sans déranger les autres.

• Comment avez-vous réussi à créer ce confort acoustique ?

Pour le plafond de Casa Decor, nous avons conçu des espèces d’alvéoles avec des panneaux de particules Finsa qui, de par leur géométrie, font que le son rebondit entre les parois des alvéoles qui réduisent les ondes. C’est une solution proche de ce qui s’est toujours fait dans les églises. La nature poreuse des panneaux, moins denses que le bois, absorbe la deuxième vague d’ondes. Il existe un matériau spécifique, l’Absortec, que nous avons utilisé pour des éléments de petite taille.

Cette subdivision de l’espace en espaces plus petits, comme des niches, participe au sentiment d’intimité acoustique. Lorsque l’on discute en dessous de ces alvéoles, le son tend à s’y emprisonner et cela plaît aux visiteurs : vous pouvez discuter normalement, sans chuchoter, et bien que la personne située proche de vous vous entende très nettement, vous n’entendez pas celle qui se trouve éloignée. C’est une amélioration inestimable du confort.

Conception d’intérieus : bien-être vs. esthétisme

• Peut-on dire que dans le domaine de la conception d’intérieurs, le bien-être est le rival de l’esthétisme ?

Non seulement ils ne sont pas rivaux, mais en plus ils vont de pair. Certains espaces, pensés pour la photographie, ne sont pas confortables en raison de la « dictature de l’œil » : ils sont conçus pour être jugés sur la qualité de leur visuel. En communiquant par le biais de la photographie ou de la vidéo, nous mettons de côté les sensations subjectives qui sont plus faciles à percevoir lorsque l’on est physiquement présent dans l’espace conçu : l’acoustique, l’éclairage, la température, etc.

Cependant, lorsque le confort fait partie des objectifs, les espaces sont plus beaux et leur beauté est plus universelle car certains de nos canaux de perception sont similaires. Les espaces pour lesquels nous avons atteint de meilleurs standards de confort sont ceux qui ont plu à tout le monde d’un point de vue esthétique. Quant aux espaces pour lesquels d’autres aspects techniques ont également pesé dans la balance car il s’agissait de projets complexes, ils n’ont pas plu à la plupart des gens. Associer le confort à l’esthétisme constitue une garantie d’universalité.

• Votre studio était déjà à l’origine de la VIP Room d’ARCO Madrid et aujourd’hui, vous avez réalisé l’auditorium de Casa Decor. Diriez-vous qu’il est actuellement nécessaire pour les architectes de pratiquer l’architecture temporaire ? Vous permet-elle plus de liberté dans le développement de votre créativité ?

Complètement oui, surtout dans les secteurs émergents de la profession. L’architecture est un domaine plein de normes, avec une importante pression économique et un sévère engagement au niveau de la qualité. Pour beaucoup de jeunes architectes, il serait impossible de commencer à construire des bâtiments car avoir de l’expérience est toujours exigé. C’est le cas en Espagne, mais également à travers le monde, l’architecture temporaire est devenue un moyen pour les jeunes de démontrer qu’ils ont non seulement de bonnes idées, mais qu’ils savent aussi les mettre en œuvre, qu’ils sont capables de respecter des délais, de respecter un devis et de communiquer quelque chose via l’architecture… Ce qui est précisément ce que souhaite le client lorsqu’il vous confie la construction d’un édifice.

Elle a aussi l’avantage de présenter des délais très courts. Nous avons par exemple réalisé un projet, la réhabilitation du château de Garcimuñoz pour le Ministère de l’Équipement espagnol, qui nous a demandé 13 ans de travail. Le projet de Casa Decor nous a pris 21 jours. Cela permet une très grande liberté dans la formulation d’une hypothèse, d’objectifs et l’obtention de résultats quasi-instantanés. Pour nous qui développons une architecture un peu expérimentale, l’évaluation est capitale et les projets très rapides fournissent énormément d’informations. Avec Casa Decor, vous obtenez un feedback massif très important : vous recevez des visites, des enquêtes sont réalisées, les visiteurs votent, laissent des commentaires, il y a un jury… L’architecture éphémère permet de savoir ce qui fonctionne ou pas et génère plus de communication avec la société.

Architecture : le fossé entre les sexes

• Est-il facile pour une jeune femme de débuter dans le domaine de l’architecture ?

En Espagne, très peu de femmes dirigent des studios d’architecture, alors qu’elles sont nombreuses à y être employées en tant que salariées. Moi, j’ai commencé avec mon propre studio, mais c’est très rare car il existe un plafond de verre et que de nombreuses femmes exercent avec leur époux. Les gens ont la fausse impression que les choses vont bien, mais c’est faux et il faut le dire. Le fossé salarial est réel et dans certains pays comme l’Angleterre, il est de 25 %. Décrocher des contrats est très difficile pour les femmes car elles n’inspirent pas confiance et doivent faire deux fois plus d’efforts. De nombreuses études objectives prouvent qu’il est vraiment complexe pour une femme de s’installer en tant qu’architecte : en Espagne, par exemple, il existe 400 postes de professeur d’architecture et seulement 2 sont occupés par des femmes.

• L’architecture est-elle différente si elle est réalisée par un homme ou par une femme ?

Il y a plusieurs théories. L’une d’elle dit que la qualité de l’architecture peut être bonne ou mauvaise, qu’importe le sexe de la personne qui la crée. Certaines études internationales disent le contraire. Je pense pour ma part que l’homme et la femme sont différents sur le plan biologique, neuronal et culturel. En règle générale, l’architecture réalisée par des femmes dégage plus de sensibilité quant aux problèmes sociaux et plus d’empathie pour l’utilisateur qui va faire l’expérience de cet espace. Nous, les femmes, avons l’habitude d’être confrontées à des problèmes délicats : nous faisons face de façon efficace aux soucis liés aux matériaux, entre autres. Éduquées dans le souci de la tenue d’un foyer, nous portons plus d’attention aux aspects considérés comme décoratifs : nous sommes meilleures lorsqu’il s’agit de l’éclairage, des couleurs, des textures et des finitions. Les exemples sont nombreux. Patricia Urquiola est une architecte qui se consacre à la conception d’intérieurs avec une qualité inégalable par un architecte masculin, aussi bon qu’il puisse être, car il lui manquera toujours cette sensibilité du détail. Nous avons également plus d’affinités avec la nature et sommes de bonnes paysagistes. En général, les femmes apportent ce petit plus qui manque à l’architecture contemporaine. Nous devons nous en rendre compte, les autres aussi et à partir de là…nous embaucher nous-mêmes !

• Comment valorisez-vous la présence de la femme à Casa Decor ?

Le monde de la conception d’intérieurs est différent, la présence féminine y est plus commune du fait qu’il est socialement plus accepté que les femmes se consacrent à l’intérieur de la maison. À Casa Decor, il y a beaucoup de femmes, mais il est tout de même difficile d’obtenir la parité : lors de nombreuses activités auxquelles je participe, je me retrouve encore trop souvent la seule femme sur la photo.